Démocratie

Francis Parker Yockey

Un autre important sous-produit du Rationalisme est la Démocratie. Le mot a plusieurs significations, et pendant la Première Guerre Mondiale il passa sous la possession de forces extra-européennes, et fut déclaré synonyme de Libéralisme. C'était, bien sûr, une signification polémique, et il y a plusieurs variantes de ce coté-là. Mais [voyons] d'abord l'origine historique de la Démocratie. 

Elle surgit au milieu du 18ème siècle avec l'arrivée du Rationalisme. Le Rationalisme niait l'Histoire en tant que base de toute pensée ou de tout effort, et par conséquent l'Eglise et l'Etat, la Noblesse et le Clergé n'avaient pas de droits basés sur la tradition. La Raison est quantitative, et donc les classes étaient considérées comme moins importantes que les masses insignifiantes de la population. Les siècles précédents avaient désigné la monarchie par le nom du pays. Ainsi le Roi de France était la «France». La somme des «Etats» [ = des trois Etats, des trois classes] était aussi appelée «France», ou «Angleterre» ou «Espagne». Mais pour le Rationalisme, ce n'est pas la qualité mais la quantité qui compte, donc la masse devint la nation. Le «Peuple» devint un mot polémique pour supprimer les Etats [ = les classes], et leur dénier le droit à l'existence politique. D'abord, la masse fut appelée le «Tiers Etat», mais plus tard tous les Etats furent niés. 

L'idée de Démocratie était, cependant, saturée de volonté-de-puissance; ce n'est pas une simple abstraction, c'est une idée organique, avec une force supra-personnelle. Tout le développement qui produisit le Rationalisme, l'époque à laquelle la Culture se transforma en Civilisation, était bien sûr une crise de l'organisme occidental. C'était donc une maladie, et la Démocratie était une maladie, mais c'était une maladie que toutes les Hautes Cultures avaient connue, et elle était donc imposée par une nécessité organique. La Démocratie ne recherche pas le compromis, ni l'«équilibre», ni la destruction de l'autorité -- elle recherche le pouvoir. Elle nie les classes afin de les supplanter. 

Une caractéristique de la Démocratie était qu'elle rejetait le principe aristocratique qui identifiait l'importance sociale avec l'importance politique. Elle voulait inverser cela et rendre le social dépendant du politique. C'était bien sûr simplement la fondation d'une nouvelle aristocratie, et en fait la démocratie était auto-destructrice: lorsqu'elle atteignait le pouvoir, elle se transformait en aristocratie. 

A cet égard, Napoléon a également la plus grande signification symbolique possible. Lui, le grand Démocrate, le grand Vulgarisateur, répandit la Révolution contre la Dynastie et l'Aristocratie, mais créa sa propre Dynastie et fit de ses maréchaux des ducs. Ce n'était pas du cynisme, ni un manque de loyauté envers une conviction -- Napoléon en tant qu'Empereur était tout aussi démocrate que lorsqu'il chassait les émeutiers des rues de Paris. La Démocratie, en mobilisant les masses de la population, élève énormément le potentiel de puissance des nations et de la Culture. La Démocratie est l'idée qu'un duc ne devient pas toujours un maréchal, mais qu'un maréchal peut toujours devenir un duc. En tant que technique de gouvernement, elle est seulement et simplement une nouvelle méthode de sélection des dirigeants politiques. Elle rend le rang social dépendant du rang politico-militaire, au lieu de l'inverse. 

La nouvelle Dynastie de la Démocratie et la nouvelle aristocratie démocratique sont remplies de la même volonté de durer qui animait les Hohenstaufen, les Capet, les Normands, les Habsbourg, les Welf, les barons féodaux dont les noms et les traditions persistent encore. 

Historiquement parlant, la Démocratie est un sentiment, et n'a absolument rien à voir avec l'«égalité», le «gouvernement représentatif» ou ce genre de choses. Le cycle entier de la Démocratie fut condensé avec un symbolisme intense dans la carrière comparativement courte du grand Napoléon. La formule de cet homme, la carrière ouverte aux talens, exprime le genre de sentiment d'«égalité» que la Démocratie contient, c'est-à-dire l'égalité des chances. Il n'y a aucune pensée que ce soit pour abolir le rang ou la graduation des droits. Révolution, Consolidation, Impérialisme -- voilà l'histoire de la Démocratie. 

Mais l'expression du cycle entier de la Démocratie dans la courte période de la vie de Napoléon était seulement symbolique, car la Démocratie avait la plus grande partie de sa durée de vie de deux siècles devant elle. La Démocratie n'est pas une évasion vis-à-vis de la Réalité, de la Guerre, de l'Histoire et de la Politique, comme le Libéralisme. Elle demeure dans la politique, mais cherche à transformer la politique en chose des masses. Elle cherche à faire de chacun un sujet de la politique, et de transformer chacun en politicien. La remarque de Napoléon à Goethe, «La politique c'est le Destin», exprime cet élargissement de la base du pouvoir politique qu'est la Démocratie. Jusqu'à la fin du 18ème siècle, la guerre et la politique étaient pour les Cabinets, les Rois, et les petites armées professionnelles. La politique et la guerre touchaient rarement la personne ordinaire. La Démocratie changea tout cela: elle mit toute la puissance humaine de la nation sur les champs de bataille, elle força chacun à avoir une opinion sur la question du gouvernement, elle le força ensuite à exprimer l'opinion dans des plébiscites et des élections. S'il n'avait pas d'opinion indépendante -- et plus de 99 % des hommes n'en avaient pas -- elle lui imposait une opinion, et lui disait que c'était la sienne. 

La Fatalité pour l'idée de Démocratie fut qu'elle était née en même temps que l'Age Economique. Cela signifiait que sa tendance autoritaire fut, de cette manière, étouffée, et elle dut attendre un âge politique pour s'exprimer à nouveau, après son bref éclat de gloire sous Napoléon. Mais la fin de l'Age Economique fut aussi la fin de l'Idée Démocratique. Ainsi la Démocratie fut en fait pendant la plus grande durée de son histoire une servante de l'Economie dans la bataille de cette dernière contre l'Autorité. 

La Démocratie avait deux pôles, la compétence et la masse. Elle poussait tout le monde dans la politique, et accordait à ceux qui réussissaient une quantité de pouvoir dix fois supérieure à celle d'un monarque absolu. Mais Napoléon lui-même ne pouvait pas tenir contre les forces que l'Argent mobilisait contre lui dans l'Age Economique, et les plus petits dictateurs démocrates furent les plus facilement balayés. Dans l'Amérique du Sud espagnole, où le pouvoir de l'Argent n'était pas absolu, toute une tradition de dictateurs démocrates -- Bolivar, Rosas, Francia, O'Higgins, pour les plus connus -- montrèrent la puissante tendance autoritaire du gouvernement populaire. 

Mais dans la plupart des pays, seul le vocabulaire de la démocratie fut conservé, et cela permit aux puissances économiques de se comporter d'une manière plus ou moins absolue, car elles avaient renversé l'Etat avec la Démocratie, et ensuite acheté la Démocratie. Dans les conditions démocratiques ultérieures -- dans notre cas à partir de 1850 -- seul le financier vit ses intérêts servis par l'anarchie constitutionnalisée appelée démocratie. Le mot démocratie passa ainsi sous le contrôle de l'Argent, et sa signification historique fut transformée jusqu'à acquérir sa signification du 20ème siècle. Les déformeurs de Culture l'utilisent au sens de la négation des différences qualitatives entre les nations et les races; donc l'étranger doit être accepté aux postes de richesse et d'autorité. Pour le financier, elle signifie le «règne de la loi» -- sa loi, qui rend possible son usure sans précédent au moyen de son monopole de l'argent. 

Mais la Démocratie périt avec le Rationalisme. L'idée de baser le pouvoir politique sur les masses de la population était au mieux une technique. Soit elle évoluait vers un règne autoritaire comme celui de Napoléon ou de Mussolini, soit elle était une simple couverture pour le pillage illimité par le financier. Le règne autoritaire est la fin de la démocratie, mais n'est pas lui-même la démocratie. Avec la venue de l'Age de la Politique Absolue, la nécessité de trouver des prétextes disparaît. Les plébiscites et les élections deviennent vieux-jeu, et finalement cessent complètement. La symbiose de la guerre et de la politique se soutient elle-même et ne prétend pas «représenter» une classe quelconque. Dans la guerre d'annihilation entre l'Autorité et l'Argent, la «Démocratie» peut être un slogan pour chacun des deux camps, mais elle ne peut pas être plus qu'un slogan. 

II 

L'Histoire est cataclysmique; mais elle est aussi continue. Les événements superficiels sont souvent extrêmement violents et surprenants, mais en-dessous d'eux le passage d'un Age au suivant est graduel. Ainsi la Démocratie n'était pas du tout comprise par ses premiers protagonistes comme le nivellement de tous les humains au niveau des êtres humains les moins valables. Ses premiers propagateurs venaient de la plus haute strate de la Culture, pour la plupart, et ceux qui n'en venaient pas cherchaient à donner l'impression qu'ils en venaient: «de» Robespierre, «de» Kalb, «de» Voltaire, «de» Beaumarchais. L'idée originelle était de transformer chaque individu, pour ainsi dire, en noble. Naturellement cela fut obscurci par la haine aveugle et la jalousie passionnée de la Terreur de 1793, mais la Tradition ne périt pas dans un massacre, et sur le plan social, la bataille de la Démocratie contre la Tradition fut longue et dure. 

La tendance politique autoritaire de la Démocratie fut, comme on l'a vu, étouffée à sa naissance par la puissance de l'Argent dans un Age Economique. Mais le mot devint ensuite un slogan dans la bataille sociale, et dans la bataille économique. Il signifiait toujours masse, quantité, nombre, par opposition à qualité et tradition. La première version de l'idée fut de faire de tout ce qui était supérieur une propriété commune, et comme cela se révéla infaisable, l'idée suivante fut de détruire toute qualité et toute supériorité en les fondant dans la masse. Plus la Tradition était faible, plus le succès de l'esprit de masse fut grand. Ainsi, en Amérique, sa victoire fut complète, et le principe de la masse fut appliqué même au domaine de l'éducation. L'Amérique, avec moins de la moitié de la population du sol de la Culture Occidentale, avait au 20ème siècle dix fois plus d'institutions d'enseignement supérieur, soi-disant. Car, en tout, la Démocratie doit échouer, même dans le succès. La pratique de donner à chacun un diplôme signifiait tout simplement que le diplôme devenait sans valeur. 

Le summum dans cette direction fut atteint par un écrivain américain qui qualifia la haute chimie, la physique, la technique et les mathématiques d'«anti-démocratiques», parce qu'elles étaient la possession d'un petit nombre, et qu'elles tendaient donc à créer une sorte d'aristocratie. Il ne vint jamais à l'esprit de cette personne que la théorie de la Démocratie est aussi la possession d'un petit nombre: les masses ne se mobilisent pas toutes seules, l'Esprit de l'Epoque, agissant sur certains individus de la population, répandait le sentiment que tout devait être mis en mouvement, que tout devait être extériorisé, dé-spiritualisé, transformé en «masse», numéroté et compté. 

Et ainsi, avec la venue du 20ème siècle, la «démocratie» a une signification différente de sa signification originelle. Ses deux pôles originels de Compétence et de Masse ont été fusionnés pour les besoins des puissances de l'Economie, qui possèdent le mot de «démocratie» durant ce siècle. Ils lui donnent seulement la signification de masse, et l'utilisent pour combattre la nouvelle Idée de l'Autorité résurgente. Les Seigneurs économiques de la Terre mobilisent les masses contre l'autorité de l'Etat, et lui donnent le nom trompeur de «démocratie». L'Age de la Politique Absolue commence par mobiliser les masses contre la puissance de l'Argent et de l'Economie, et se terminera à la manière de Napoléon par la restauration de l'Autorité. Mais il n'y aura finalement plus de plébiscites, plus d'élections, plus de propagande, plus de masses de spectateurs assistant au drame politique. Les deux siècles de la Démocratie se terminent avec l'Empire. Avec la mort naturelle de l'idée de l'importance de la masse, l'Autorité n'a pas besoin d'une séduction intellectuelle quelconque pour se justifier. Elle est simplement là, et ce n'est pas un problème. 


Francis P. Yockey, Imperium, pp. 224-230. Trad. Arjuna. Première édition en 1948; deuxième édition: Costa Mesa, CA: Noontide Press, 1962. 

 

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