Sagesse joyeuseSavitri Devi |
Le panthéisme pessimiste,
enraciné dans la doctrine de la naissance et de la renaissance --
qui semble être l'essence de la pensée hindoue -- est nettement
une philosophie de l'autre-monde. De même pour les croyances anthropocentrées
qui sont sorties, en Occident, du judaïsme (il ne peut en être
autrement de religions basées sur la croyance en une divinité
transcendante). La Libre Pensée occidentale, dans toutes ses formes
différentes, a, comme nous l'avons souligné, conservé
l'éthique chrétienne tout en rejetant la métaphysique
chrétienne. Elle n'est pas du tout de l'autre-monde, mais elle n'a
jamais prêché ni même conçu un amour plus étendu
que celui de l'humanité. Et chacun de ses aspects, de Descartes
à Karl Marx, est aussi anthropocentré que toute philosophie
peut l'être.
D'autre part, l'immémoriale sagesse sociale et éthique des Chinois, centrée sur la continuité et l'expansion sacrées de la famille humaine -- cette religion unique, véritable, éternelle, de la Chine, plus solidement établie dans l'esprit subconscient de ses millions d'habitants que les cultes naturels indigènes populaires ou que n'importe laquelle des grandes religions importées -- est, autant que nous le sachions, éminemment anthropocentrée. Sa vision est humaine -- sociale, pas cosmique. C'est la religion rationnelle de l'humanité, s'il en exista jamais. Mais rien de plus qu'une religion de l'humanité. Et quant à cet aspect de la religion indienne qui semble avoir échappé à la tendance pessimiste générale de la pensée hindoue tout en acceptant l'idée de l'unicité de la vie, ou qui s'épanouit avant que cette tendance générale au pessimisme apparaisse; quant à cette vision exprimée, par exemple, dans ces vieux hymnes védiques dans lesquels les Aryens conquérants demandaient à leurs dieux de nombreux descendants mâles, des troupeaux de vaches, et la force de détruire leurs ennemis à la bataille, elle ne peut sûrement pas être accusée d'avoir une teinte de l'autre-monde. Mais elle a également très peu à voir avec l'amour universel, comme le bon roi Ashok le comprit (si nous prenons les belles inscriptions archaïques telles qu'elles sont écrites). Elle est le produit d'une race saine, guerrière, sacrifiant des animaux, très apparentée, en esprit, aux Achéens des épopées homériques -- l'une des plus intelligentes et des plus tournées vers l'esthétique parmi les vigoureuses races de l'Antiquité, sans aucun doute, mais sûrement pas d'une race douée des vertus plus douces des Indiens de la «période bouddhiste». Et il semble honnête de noter que quelque chose de cette vision a survécu en Inde à presque toutes les époques, plus ou moins. En d'autres mots, il y a eu, et il y a encore des philosophies «fidèles à cette terre» et centrées sur quelque chose de plus étroit que l'humanité (sur une nation, par exemple, ou une classe, ou une famille). Il y a et il y a eu des philosophies également dénuées de tout bien-être humain. Il y a et il y a eu des religions et des philosophies avec un fond de foi ou de spéculation de l'autre-monde, dont certaines sont centrées sur l'homme et d'autres sur la vie en général. Mais nous ne connaissons aucune civilisation historique basée sur une sagesse terrestre joyeuse, impliquant un amour actif envers toutes les créatures vivantes; sur une religion de ce monde et de cette vie dans la chair et dans le sang, qui ne serait ni anthropocentrée ni pessimiste, ni manquant d'une bonté véritablement universelle au sens bouddhiste du mot. Nous connaissons seulement quelques rares individus qui ont proposé une telle philosophie, professé une telle religion -- consciemment ou inconsciemment -- de temps à autre; quelques rares individus parmi lesquels le plus ancien et le plus illustre semble avoir été Akhenaton, Roi d'Egypte, et Fondateur de la Religion du Disque au début du quatorzième siècle avant JC -- peut-être le seul homme qui rêva jamais de construire une civilisation mondiale sur la base d'une sagesse joyeuse comme celle à laquelle nous venons de faire allusion. La base de son «Enseignement de la Vie» était extrêmement simple. C'était, avant tout, l'admiration enthousiaste d'un artiste pour la beauté de notre Etoile Parente. C'était aussi l'affirmation que de ce Père rayonnant et visible -- le Soleil -- vient toute la vie et toute la puissance sur la terre et que, si nous devons adorer quelque chose, le mieux est de l'adorer Lui, ou plutôt, Son «ka» ou âme: le Principe énergétique à la racine de toute existence. Et elle semble avoir été scientifiquement inébranlable, car elle impliquait cette idée de l'équivalence de la chaleur et de la lumière et de tous les différents aspects de l'énergie, non moins que -- finalement -- celle de l'énergie et de ce qui apparaît à nos sens comme étant la matière; l'équivalence de la «chaleur-et-lumière-dans-le-Disque» (le Seul Dieu, éternel, impersonnel, d'Akhenaton) et de l'ardent Disque solaire lui-même. Le culte du Disque solaire signifiait, en réalité, le culte de l'Energie cosmique immanente. Aucun code éthique n'était explicitement attaché à la Religion du Disque, autant que nous le sachions. Mais la croyance d'Akhenaton, tout en acceptant pleinement le fait de la diversité, et en prônant la séparation des races pour des raisons religieuses [*], impliquait certainement l'amour le plus large et le plus impartial, pas seulement envers l'homme, quelle que soit sa race ou sa nationalité, mais aussi envers toutes les créatures vivantes, quelles que soient les espèces. Elle les regardait tous comme des enfants et des co-adorateurs du seul «Père-et-Mère» universel -- le Soleil; et dans les deux hymnes survivants dont peut être tirée notre seule connaissance directe de son esprit, la merveille de la naissance et de la croissance, la joie d'être en vie dans le beau monde ensoleillé, et l'extase religieuse des créatures adorant toutes le Soleil, chacune à sa manière, sont soulignées, à la fois pour les hommes, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, et même les plantes, dans le même souffle. [* «Tu as mis chaque homme à sa place, Tu les a fait différents en forme, en langage et en couleur; en Diviseur, Tu as divisé les peuples étrangers [les uns des autres]» (extrait de l'Hymne au Soleil d'Akhenaton) -- Note de Savitri Devi.] Et bien que, malheureusement, rien ne soit resté de cet heureux culte de la lumière et de la beauté tangible, on peut dire sans grand risque de se tromper que, s'il avait duré, il aurait peut-être été la seule croyance joyeuse de portée mondiale, rendant impossible de ne pas proclamer pour les animaux (et les plantes) le droit à notre amour entier et actif dans la vie quotidienne. Quelles qu'aient pu être les vues personnelles d'Akhenaton concernant la mort -- des vues qu'il semble n'avoir jamais prêchées -- il est certain d'après ses hymnes qu'il estimait la beauté de ce monde toujours changeant, et plus que tout la beauté de tout organisme vivant, échantillon magistral de ce que la divine Chaleur-et-Lumière peut produire dans des conditions favorables. La vie individuelle, limitée et brève comme elle l'est, était précieuse à ses yeux parce qu'elle est belle. Et sans aucune spéculation sur la nature intime de la vie, ou sur son «but supérieur» supposé; sans aucune théorie sur l'âme des créatures et sur sa destinée ultime, un homme rempli de l'amour du jeune roi serait forcément troublé à l'idée de la souffrance d'une créature -- particulièrement de sa souffrance physique. Il se sentirait obligé d'intervenir en faveur du chien des rues affamé, du chaton perdu, du cheval surchargé, de l'âne, du chameau ou du buffle qu'il rencontre sur son chemin, et de faire pour chacun d'entre eux tout ce qu'un chrétien sincère ferait pour un homme affamé, un enfant perdu, et un esclave humain maltraité et exploité. Les croyances anthropocentrées, basées sur l'hypothèse de la valeur spéciale de l'homme, sans aucune pensée, apparemment, pour les autres créatures vivantes, nous disent d'aimer tous les hommes comme nous-mêmes. Les croyances existantes de l'amour universel, centrées autour de l'idée de la «libération» des créatures d'avec la prison de l'individualité limitée, peuvent être interprétées de deux manières; elles conduisent seulement quelques hommes à la charité réellement universelle (étendue à tous les êtres vivants) et restent, plus souvent que pas du tout, pour les autres, une excuse pour l'indifférence générale à la souffrance. La croyance basée uniquement sur la pleine conscience de la beauté de la lumière du jour et de la douceur de la vie en tant que telles, hors de toute métaphysique; sur l'adoration filiale de la subtile Essence de la Vie-Energie à travers l'Etoile resplendissante, origine et régulatrice de notre système planétaire, cette croyance, disons-nous, implique logiquement une sympathie active -- une chaude sorte de sympathie -- envers tout ce qui vit. Si, en effet, on comprend pleinement la fraternité de toutes les créatures dans la nature paternelle-et-maternelle du Soleil donneur de vie, et si on est heureux d'être en vie et de voir Sa beauté, alors on ne peut, semble-t-il, que faire tout son possible pour aider tous les corps doués de vie de vivre et de jouir de leur durée de vie; on ne peut que contribuer de son mieux à leur donner, dans toutes les circonstances quotidiennes, tout ce qui leur est nécessaire pour être, et pour rester, ce que la finalité intime de leur nature les destine à être: des hymnes de joie beaux et vivants à la splendeur de Celui dont le rayonnement et le mouvement ordonnent toute vie sur terre. C'est cette sagesse joyeuse que nous professons de suivre, dans la mesure où elle est compatible avec la lutte naturelle pour la survie, dont les lois gouvernent la Vie à tous les niveaux. Il n'est peut-être pas possible -- il n'est peut-être même pas essentiel -- que tous les hommes y adhèrent en étant remplis d'amour et de respect pour la grande figure historique qui la prêcha le premier et qui vécut en accord avec elle. Mais son esprit semble être le seul esprit digne d'une société future, meilleure que la nôtre; d'une société dans laquelle un agnosticisme intellectuel croissant -- déjà apparent parmi les gens à l'esprit scientifique d'aujourd'hui -- exclurait les affirmations métaphysiques hâtives, mais dans laquelle une considération croissante pour le droit de tous ceux qui souffrent (en particulier de tous les exploités) conduirait logiquement l'homme à inclure toutes les créatures sensibles dans le champ de sa sympathie active.
Trad. Arjuna. Le texte précédent est extrait du troisième chapitre du livre de Savitri Devi, Impeachment of Man (Calcutta, 1959). Le livre fut écrit en 1945-46. La plus récente édition peut être commandée à Noontide Press. |