Il y a cent ans, à Lahore -- aujourd'hui deuxième plus grande
ville du Pakistan indépendant, mais autrefois un centre administratif
dans l'Inde britannique -- un sous-rédacteur de 17 ans, tout juste
sorti de son école en Angleterre, travaillait très dur pour
sortir son édition quotidienne de la «Gazette Civile et Militaire».
Son nom était Rudyard Kipling. [Image: (Joseph) Rudyard Kipling,
1865-1936.]
A partir de ce moment, le jeune sous-rédacteur,
avec l'accord de son directeur, remplit un petit espace en haut à
gauche de chaque édition avec un poème de sa composition,
au grand désagrément des typographes indiens, qui n'aimaient
pas utiliser les caractères spéciaux que Kipling estimait
appropriés pour distinguer ses poèmes de la prose environnante.
En 1886, il rassembla tous ses poèmes des trois années précédentes
et les publia sous la forme d'un livre, avec le titre «Poèmes
du service local». Le livre eut un succès immédiat
dans le milieu colonial britannique, et la première édition
se vendit très rapidement.
Ensuite il écrivit un livre après
l'autre, et depuis 1883 jusqu'à sa mort en 1936 la plume de Kipling
fut rarement au repos ; rarement une semaine ne passait sans qu'il écrivit
un ou plusieurs poèmes. Parce que sa poésie exprimait si
bien le sentiment général de ses compatriotes britanniques
-- l'âme profonde d'hommes conscients de leur éducation et
de leur responsabilité de vivre à un niveau élevé,
établi par leurs prédécesseurs -- elle devint très
populaire parmi ses compagnons. Il était de loin le poète
de langue anglaise le plus largement lu, et le plus aimé, au début
de ce siècle ; chaque individu cultivé du monde anglophone
était familiarisé avec au moins quelques-uns de ses poèmes.
En 1907, il fut récompensé par le Prix Nobel de littérature.
Kipling
choisit comme symbole personnel le svastika, l'ancien signe aryen du soleil,
de la bonne santé et de la chance. La plupart de ses travaux publiés
dans les premières décades de ce siècle étaient
décorés de ce symbole. A partir de 1933 cependant, les Juifs
firent pression sur les éditeurs, et les svastikas furent supprimés
dans les éditions ultérieures. [Image: Kim (1901).]
Malheureusement, la censure ne s'arrêta
pas là. La poésie de Kipling était odieuse, et dangereuse,
pour les hommes nouveaux qui commençaient à resserrer leur
étreinte sur les médias de culture et d'information du monde
anglophone dans les années 30. En fait, tout l'esprit qui imprégnait
l'oeuvre de Kipling était dangereux pour eux, totalement en opposition
avec le nouvel esprit qu'ils répandaient si assidûment, mais
ils ne pouvaient pas interdire toutes ses nouvelles publications.
Ce qu'ils firent à la place fut
de prendre des mesures pour éliminer des nouvelles éditions
de ses livres ceux de ses poèmes et récits qui exprimaient
le plus explicitement l'esprit et les idées qu'ils redoutaient :
l'esprit et les idées des hommes blancs fiers et libres. Aujourd'hui
chaque écolier lit encore un peu de poésie de Kipling : des
choses comme «Mandalay» et «Fuzzy Wuzzy», et «Gunga
Dun», qui semblent superficiellement en accord avec notre époque
de mélange racial, de «discrimination positive» et de
culpabilité blanche.
Mais quel écolier américain
a jamais eu l'opportunité de lire «Le Chant des Enfants»
de Kipling ? Voici les deux premières strophes de ce poème
:
Pays de notre naissance, nous te promettons
Notre amour et notre travail pour les
années à venir ;
Lorsque nous serons grands et que nous
prendrons notre place,
Comme des hommes et des femmes parmi notre
race.
Père des Cieux qui nous aime tous,
Oh aide tes enfants lorsqu'ils t'appellent,
Qu'ils puissent bâtir d'âge
en âge
Un héritage immaculé.
Il existe de nombreux autres poèmes
de Kipling, tous aussi dangereux, qui ont été supprimés
de toutes les nouvelles éditions de ses oeuvres, depuis la Seconde
Guerre Mondiale. Voici trois d'entre eux :
Le Chant de l'Homme Blanc
Maintenant, c'est la coupe que boivent
les Hommes Blancs
Lorsqu'ils vont redresser un tort,
Et c'est la coupe de la haine du vieux
monde
Cruel et audacieux et fort.
Nous avons bu cette coupe, une coupe si
amère
Et jeté la lie au loin.
Mais c'est bon pour le monde, quand les
Hommes Blancs boivent,
Alors se lève l'aube du jour de
l'Homme Blanc !
Maintenant, c'est le chemin que les Hommes
Blancs suivent
Lorsqu'ils vont libérer un pays,
Chaussés de fer et la tête
légère,
Et la force dans chaque main.
Nous avons suivi ce chemin, sous la pluie
et le vent,
Avec pour guide notre étoile préférée,
Oh, c'est bon pour le monde, quand les
Hommes Blancs suivent
Leur route pas après pas !
Maintenant, c'est la foi que les Hommes
Blancs emportent
Lorsqu'ils bâtissent leurs maisons
au loin,
«la liberté pour nous-mêmes
et la liberté pour nos fils,
et si la liberté vient à
manquer, alors la guerre.»
Nous avons prouvé notre foi, soyez-en
témoins,
Chères âmes des hommes libres
morts au combat !
Oh, c'est bon pour le monde quand les
Hommes Blancs se rassemblent
Pour prouver leur foi à nouveau
!
L'Etranger
L'étranger qui passe mon portail,
Il peut être sincère ou aimable,
Mais il ne parle pas ma langue,
Je ne peux pas connaître son esprit
Je vois son visage et ses yeux et sa bouche,
Mais pas l'âme qui est derrière.
Les hommes de mon propre sang,
Ils peuvent faire le mal ou le bien,
Mais ils disent les mensonges que je connais.
Ils connaissent les mensonges que je dis,
Et nous n'avons pas besoin d'interprète
Lorsque nous allons acheter et vendre.
L'étranger qui passe mon portail,
Il peut être mauvais ou bon,
Mais je ne peux pas dire quel pouvoir
le contrôle
Quelle raison gouverne son humeur ;
Ni quand les dieux de son lointain pays
Reprendront possession de son sang.
Les hommes de mon propre sang
Ils peuvent être très mauvais,
Mais au moins ils entendent les choses
que j'entend
Et voient les choses que je vois ;
Et quoi que je pense d'eux et de leurs
goûts
Ou qu'ils pensent de mes goûts.
C'était la croyance de mon père
Et c'est aussi la mienne :
Le grain doit former une seule gerbe
Et la grappe doit donner un seul vin,
Et nos enfants doivent se faire les dents
Sur le pain dur et le vin.
Le Chant de la Cinquième Rivière
Au commencement lorsque de l'Arbre de l'Eden
Coulèrent les Quatre Grandes Rivières,
A chacune fut adjointe un Homme
Pour être son Prince et son Guide.
Mais après que cela fut ordonné,
Les anciennes légendes racontent
Que vint alors le sombre Israël,
Pour qui ne restait aucune Rivière.
Alors Celui à qui les Rivières
obéissent
Lui dit : «Jette sur le sol
Une pleine poignée d'argile jaune,
Et une Cinquième Grande Rivière
coulera,
Plus puissante que les quatre autres,
Dans le secret de la Terre ;
Et son secret à tout jamais
Sera confié à toi et à
ta Race.»
Ainsi fut-il dit et accompli.
Et dans les veines de la Terre,
Et nourrie par mille sources,
Qui réconfortent la place du marché,
Ou sapent le pouvoir des Rois,
La Cinquième Grande Rivière
est née,
Comme cela avait été prédit,
La Rivière Secrète de l'Or
!
Et Israël déposa
Son sceptre et sa couronne,
Pour méditer sur la rive de cette
Rivière,
Où les eaux brillent et roulent,
Et s'engloutissent dans la Terre,
Et revenant une saison plus tard,
Pour une raison que nul ne peut connaître,
Sauve seulement Israël.
Il est le Seigneur de la Dernière,
La Cinquième Rivière, si
splendide,
Il entend le grondement de son flot
Et son chant est dans son sang.
Il peut annoncer : «Elle baissera»,
Car il sait quelle fontaine est asséchée
Derrière quel désert
Mille lieues au Sud.
Il peut annoncer : «Elle montera».
Il sait à quelle distance la neige
fond
Le long de quelle montagne
Mille lieues au Nord.
Il sent la sécheresse qui vient
Et il sent la pluie qui vient.
Il sait ce que chacune apportera
Et le tournera en sa faveur.
Un souverain sans Trône,
Un Prince sans Epée,
Israël poursuit sa quête.
Dans chaque pays il est un invité,
Dans de nombreux pays il est un seigneur,
Dans aucun pays il n'est un Roi.
Mais la Cinquième Grande Rivière
garde
Le secret de sa profondeur
Pour Israël seul,
Comme cela avait été prescrit.
Annexe : le plus célèbre
poème de R. Kipling
Si ...
Si tu peux voir détruit l’ouvrage
de ta vie
Et sans dire un mot te mettre à
rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent
parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être
fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser
d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr
à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre
;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter
des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches
folles
Sans mentir toi-même d’un seul mot
;
Si tu peux rester digne en étant
populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant
les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi
;
Si tu sais méditer, observer et
connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur
;
Rêver, mais sans laisser le rêve
être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur
;
Si tu peux être dur sans jamais
être en rage,
Si tu peux être brave et jamais
imprudent ;
Si tu sais être bon, si tu sais
être sage
Sans être moral ni pédant
;
Si tu peux rencontrer Triomphe après
Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même
front,
Si tu peux conserver ton courage et ta
tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et
la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves
soumis,
Et ce qui vaut bien mieux que les Rois
et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
Traduction d’André Maurois
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National
Vanguard, Mars 1984
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