Le peuple «gardien»

Martin Heidegger

Martin Heidegger L'«être» [Dasein] est-il un simple mot et son sens complètement nébuleux, ou est-il le destin spirituel de l'Occident? [Image: Martin Heidegger.]

Cette Europe qui, dans un incurable aveuglement, est toujours sur le point de se poignarder elle-même, est prise aujourd'hui dans la tenaille formée par la Russie d'une part et l'Amérique de l'autre. Vues d'un point de vue métaphysique, la Russie et l'Amérique sont la même chose: la même frénésie sinistre de technique déchaînée et d'organisation sans racines de l'homme normalisé. En un temps où le coin le plus éloigné du globe a été soumis à la domination de la technique et est devenu exploitable économiquement, quand n'importe quel événement dans n'importe quel lieu à n'importe quel moment est devenu accessible aussi rapidement que possible, quand on peut «vivre» simultanément un attentat contre un roi de France et un concert symphonique à Tokyo, quand le temps n'est plus que vitesse, instantanéité et simultanéité, et que le temps comme pro-venance a disparu de l'être de tous les peuples, quand le boxeur est considéré comme le grand homme d'un peuple, quand le rassemblement de masse de millions de gens est considéré comme un triomphe -- alors, vraiment, en une telle époque, les questions qui planent comme des spectres au-dessus de toute cette sorcellerie demeurent: pour quoi faire? -- pour aller où? -- et quoi ensuite?

Le déclin spirituel de la terre est déjà si avancé que les peuples sont menacés de perdre cette dernière force spirituelle qui leur permet tout juste de voir et d'estimer comme tel ce déclin (conçu dans sa relation au destin de l'«être»). Cette constatation simple n'a rien à voir avec un pessimisme civilisationnel: car à chaque coin de la terre l'obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la massification de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint de telles proportions que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont devenues dérisoires depuis longtemps.

Nous sommes pris dans la tenaille. En tant que peuple placé au milieu nous subissons la pression la plus forte, en tant que peuple ayant le plus de voisins nous sommes les plus menacés, et en plus de cela nous sommes le peuple métaphysique. Mais ce peuple ne se forgera un destin à partir de ce sort indubitable que s'il crée d'abord une résonance en lui-même, une possibilité de résonance pour ce destin et s'il parvient à une compréhension créative de sa tradition. Tout cela implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, s'ex-pose et ex-pose avec lui la pro-venance de l'Occident dans le royaume originaire des forces de l'être, à partir du centre de son pro-venir futur. Et si l'on ne veut pas que la grande décision concernant l'Europe se produise sur le chemin de l'anéantissement, alors elle ne peut se produire que par le déploiement de nouvelles forces, spirituelles en tant que proventuelles, issues de ce centre.

Demander: qu'en est-il de l'être? -- cela ne signifie rien de moins que de re-quérir le commencement de notre être spirituel en tant que proventuel, pour le transformer en un autre commencement. Quelque chose de tel est possible. Cela constitue même la forme d'histoire qui donne la mesure, parce que c'est quelque chose qui se rattache à l'événement fondamental. Pour qu'un commencement se répète, il ne s'agit pas de se reporter en arrière jusqu'à lui comme à quelque chose de passé, qui maintenant soit connu et qu'il suffise d'imiter, mais il faut que le commencement soit recommencé plus originairement, et cela avec tout ce qu'un véritable commencement comporte de déconcertant, d'obscur et d'incertain.

C'est pourquoi nous avons mis la question de l'être en relation avec le destin de l'Europe, où se trouve décidé le destin de la terre, et il faut encore considérer qu'à l'intérieur de ce destin, pour l'Europe même, notre être proventuel se révèle comme le centre.


Ce texte est extrait du cours de Heidegger intitulé Introduction à la métaphysique (cours prononcé en 1935 et publié en 1953).

 

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