Du nouveau sur Nietzsche

Robert Dun

On entend souvent dire que le hasard vient en aide aux chercheurs. Je viens d'en faire deux fois l'expérience.

J'avais entendu des centaines de fois des propos sur la misogynie de Nietzsche, sur le fait qu'on ne lui connaissait aucune liaison féminine sérieuse, sur le caractère strictement intellectuel de son amitié avec Lou Salomé, sur l'absence de toute tentative de mariage. Lou Salomé est morte vierge après avoir été mariée et réduit deux hommes au suicide. La réserve de Nietzsche est donc explicable par son exceptionnelle lucidité.

Mais peu avant l'impression de mon ouvrage en allemand sur le Zarathoustra de Nietzsche, un ami suisse m'adressa une lettre et un paquet de photocopies en me demandant de publier ces documents à la suite de mon propre texte. En fouillant dans les archives familiales il venait de découvrir la correspondance que sa grand-mère, alors jeune fille, avait entretenue avec Nietzsche. Cette correspondance amoureuse contient une demande en mariage bien explicite à cette demoiselle répondant au nom de Mathilde Trampedach. Celle-ci refusa, disant ne pouvoir suivre Nietzsche dans son antichristianisme. Elle épousa alors son professeur de musique, formant ainsi le couple des grands-parents paternels de mon ami.

Voilà une première légende enterrée. Mais il y en a une autre, bien plus coriace et apparemment plus fondée: celle de la chute dans la folie. Or Mathilde Ludendorff, connue comme philosophe mais aussi docteur en médecine, se livra à une étude approfondie du cas, ainsi qu'après elle un certain docteur Cohrs. En lisant leurs travaux, on se trouve confronté à la plus impensable des machinations. Car Nietzsche n'est pas devenu fou: il a été rendu fou.

Pour comprendre l'enchaînement d'actes monstrueux dont il a été victime, il faut d'abord en percevoir clairement les motivations. Depuis Pythagore, en passant par Maître Eckart, Galilée, Voltaire, Hölderlin, Goethe et bien d'autres, l'Eglise n'a jamais été capable de réfuter ses contradicteurs. Pendant six siècles le bûcher fut un argument efficace, mais après 1700 il devint difficile de l'utiliser. Entrèrent alors en scène la calomnie, la défiguration ridicule des théories contraires à la foi, mais aussi l'assassinat subtil, le poison. Alors qu'il n'avait jamais donné le moindre signe de déséquilibre mental, qu'il avait une bonne place au Consulat d'Allemagne à Bordeaux, qu'il avait été fait citoyen Français d'honneur par la Convention, Hölderlin disparut un jour pour réapparaître un an plus tard dans son pays en proie à un étrange délire.

Nietzsche posait le pire des problèmes: il avait acquis une immense notoriété dans toute l'intelligentsia européenne; ses arguments portaient comme des coups de massue et il risquait d'entraîner dans son sillage la jeune psychologie (il se définissait lui-même plutôt comme psychologue que comme philosophe). Un simple assassinat aurait fait de lui un martyr et servi sa cause. Il fallait obtenir ou son reniement ou le discrédit de sa pensée par la folie.

«On» s'y employa avec une démoniaque habileté. Des «amis» bien intentionnés lui montrèrent une série d'articles parus dans la presse du Paraguay après l'installation de sa sœur et de son beau-frère en Amérique du Sud. Ces articles étaient de virulentes attaques contre sa pensée et on lui fit croire que sa sœur et son beau-frère en étaient les auteurs. Comme les deux lui avaient toujours témoigné leur immense admiration, et leur amitié, ce fut pour lui un coup très dur et qui aggrava les insomnies dont il souffrait déjà, fait banal chez les gens qui pensent intensément. C'est à la même époque que Jacob Burckhardt porta ses attaques perfides tendant à faire croire que la vision du surhumain était une réaction de Nietzsche contre une faiblesse congénitale. Philosophe chrétien, Burckhardt utilisa l'arme du rire: «Ce pauvre Nietzsche! Il n'a jamais été capable d'expulser un pet vigoureux!». Sous-entendu: voilà pourquoi il divague sur le Surhomme. Bien sûr, que faire quand on ne dispose pas d'arguments sérieux?

Overbeck passe pour avoir été l'un des meilleurs amis de Nietzsche. Or il lui conseilla l'usage d'un calmant et somnifère javanais, remède nullement présent au codex, mais paraît-il merveilleux, et il se chargea de le lui procurer, en lui recommandant paraît-il de ne pas dépasser la dose d'une cuillerée par jour. Overbeck le savait-il ? Le «remède» était un très dangereux hallucinogène créant très vite la dépendance. Maladie de riches à cette époque, la toxicomanie était déjà très répandue. Nietzsche eut à plusieurs reprises des crises étranges: prostration, fou rire incoercible, neurasthénie, cela selon les témoignages de son logeur à Turin. C'est de cette période que datent les lettres plus ou moins délirantes adressées au pape et à des souverains.

Curieusement, après l'effondrement de Turin [*], ce furent Jacob Burckhardt et Overbeck qui prirent les choses en mains. Dans le premier hôpital où Nietzsche fut soigné avant la venue de sa mère, personne ne prévint les médecins et infirmiers de la personnalité du malade. Et quand revenue en hâte d'Amérique, Elizabeth Forster apprit de son frère l'usage qu'il avait fait du remède javanais, elle demanda à Overbeck d'aller récupérer la bouteille à Turin, celui-ci manifesta une gêne évidente, se fit longtemps prier et ramena finalement un reste infime qui permit pourtant l'identification du poison.

C'est alors qu'un certain docteur Langbehn se présenta à Elizabeth et lui offrit de soigner son frère. Il obtint une certaine amélioration, mais demanda à Elizabeth de ne jamais parler de son intervention et reprocha à ses collègues de refuser sa méthode. Or ce docteur était un catholique bon teint, très proche des jésuites, maîtres du Paraguay d'où était parti le travail de sape du moral du grand solitaire. Le plus vraisemblable est que ce docteur Langbehn ait visé la conversion de Nietzsche en tentant de lui faire admettre que son effondrement était la conséquence de son antichristianisme.

Après la mort de la victime, le prestige de son Œuvre ne diminuant pas, les Machiavels chrétiens changèrent de tactique. Ils entrèrent indirectement dans le concert de louanges par l'intermédiaire d'un hollandais auteur de poèmes franchement débiles, mais se référant à Nietzsche, poèmes qui, sinon, n'auraient jamais trouvé d'éditeur.

Lors de la classification des aphorismes de la Volonté de puissance, Overbeck entra souvent en conflit avec Elizabeth. Et ceux qui prétendent actuellement nier l'authenticité de ce livre posthume ne font que continuer le travail de sape. Leur accusation de nazisme contre Elizabeth est grotesque. Le nazisme n'était alors pas apparu. Et la Volonté de puissance est le livre le plus admiratif envers le prophète chrétien, je défie ici publiquement les contestataires de justifier leur accusation.

Mais «Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose», telle est la force de Dom Basile.
 


Cet article a été publié sous le titre «Du nouveau sur la personnalité de Nietzsche», dans la revue «L'Homme Libre, fils de la Terre», en juin 1997.

[*] On sait que Nietzsche a brusquement sombré dans la folie le 3 janvier 1889, alors qu'il séjournait à Turin, après avoir vu dans la rue un homme battre brutalement son cheval épuisé. Cette vision aurait fait «basculer» Nietzsche, déjà désespéré de voir son message incompris par ses contemporains. C'est pourquoi on dit souvent que Nietzsche est «devenu fou par pitié». L'explication proposée par Robert Dun est surprenante mais pas invraisemblable. Quant à la troisième explication parfois avancée, celle de la folie provoquée par une hypothétique syphilis, elle ne semble plus sérieusement retenue actuellement. [Note du compilateur.]

Dans une brochure ultérieure, Robert Dun revient sur le sujet en ces termes:

«Disons ici que, contrairement à une légende solidement inculquée, Nietzsche n'est pas devenu fou, mais rendu tel par une drogue javanaise qui lui fut perfidement conseillée et fournie comme somnifère. Nous recommandons aux personnes lisant l'allemand de se procurer sur la question les travaux du Dr. Roland Bohlinger. Nous signalons à l'occasion que le résurrecteur du paganisme en Allemagne, Hölderlin [1770-1843], perdit aussi la raison dans des circonstances très mystérieuses: employé au Consulat d'Allemagne de Bordeaux, fait citoyen français d'honneur par la Convention, il ne vint pas à son bureau un matin et on ne le retrouva qu'un an plus tard en Würtemberg dans son village natal, complètement dément. Il mourut non guéri. Voilà deux faits qui posent de lourds points d'interrogation: on ne réfute pas une pensée en tuant son auteur; mais en le rendant fou, on possède une arme bien plus dangereuse que la mort.»

(Robert Dun, Vers l'Europe retrouvée, ou la mort!, éditions du Crève-tabous, 2000)

Robert Dun est un auteur anticonformiste, se disant lui-même païen et nietzschéen. Malgré des répétitions un peu agaçantes, d'un ouvrage à un autre, et quelques affirmations contestables, ses écrits sont d'une lucidité aiguë et constituent un apport essentiel pour tout militant «europaïen». Il a écrit les ouvrages suivants (généralement en auto-édition):

- Le message du Verseau (1977)

- Le grand suicide (roman «métapolitique», 1984)

- Ainsi parlait Zarathoustra (nouvelle traduction commentée, 1988)

- Les catacombes de la libre pensée (1990) [version refondue et complétée du Message du Verseau]

- L'âme européenne, réponse à Bernard-Henri Levy (brochure)

- Vers l'Europe retrouvée ou la mort (brochure, 2000)

- Une vie de combat (2000)

- Les confidences d'un loup-garou (réédition, 2003)

Ces ouvrages peuvent être commandés aux éditions du Crève-tabous

Robert Dun a aussi écrit de très nombreux articles (rassemblés pour la plupart dans Une vie de combat) dans les revues «L'Or vert» (revue écologiste), «Le devenir européen», «Vouloir», «Militant», «Le partisan européen» (revues nationalistes), «Le courrier du continent» (magazine politique), «L'Anarchie», «L'Homme libre» (revues anarchistes), «Réfléchir et Agir» (revue identitaire et néo-païenne), etc. 


 

Return to Main Index

Return to French Texts