Mis à
mort sans jugement
Pendant quelques mois, après
avoir pris le pouvoir, les dirigeants bolcheviks envisagèrent de
présenter «Nicolas Romanov» devant un «Tribunal
Révolutionnaire» qui aurait proclamé «ses crimes
contre le peuple» avant de le condamner à mort. Un précédent
historique existait pour cela. Deux monarques européens avaient
perdu la vie à la suite d'un soulèvement révolutionnaire
: Charles 1er d'Angleterre fut décapité en 1649, et Louis
XVI en France fut guillotiné en 1793.
Dans ces cas, le roi fut mis à
mort après un long procès public, pendant lequel il eut la
possibilité de présenter des arguments pour sa défense.
Nicolas II, cependant, ne fut ni inculpé ni jugé. Il fut
mis à mort secrètement -- en même temps que sa famille
et ses serviteurs -- au coeur de la nuit, d'une manière qui ressemblait
plus à un massacre dans le style des gangsters qu'à une exécution
formelle. Pourquoi Lénine et Sverdlov abandonnèrent-ils leurs
plans en vue d'un procès-spectacle de l'ex-Tsar ? Selon Wilton,
Nicolas et sa famille furent assassinés parce que les chefs bolcheviks
savaient très bien qu'ils manquaient d'un véritable soutien
populaire, et craignaient à juste titre que le peuple russe n'approuverait
jamais l'exécution du Tsar, quels que soient les prétextes
et les formalités légales.
Pour sa part, Trotsky soutint que
le massacre était une mesure utile et même nécessaire.
Il écrivit :
La décision [de
tuer la famille impériale] n'était pas seulement utile mais
nécessaire. La sévérité de cette punition montrait
à chacun que nous continuerions à combattre sans merci, ne
reculant devant rien. L'exécution de la famille du Tsar était
nécessaire pas seulement pour effrayer, horrifier, et instiller
le désespoir chez l'ennemi, mais aussi pour fouetter nos propres
troupes, pour montrer qu'il n'y avait pas de retour en arrière,
qu'il ne restait que la victoire totale ou la défaite totale. Lénine
percevait bien cela.
Contexte historique
Pendant les années précédant
la Révolution de 1917, les Juifs furent représentés
de manière disproportionnée dans tous les partis subversifs
de gauche en Russie. La haine juive pour le régime tsariste était
basée sur des conditions objectives. Parmi les grandes puissances
européennes de l'époque, la Russie impériale était
la plus conservatrice dans ses institutions, et la plus anti-juive. Par
exemple, les Juifs n'étaient normalement pas autorisés à
résider en dehors d'une vaste zone à l'ouest de l'Empire,
connue sous le nom de «zone de résidence».
Bien que l'hostilité juive
envers le régime impérial ait pu être compréhensible,
et peut-être même défendable, le rôle remarquable
des Juifs dans le régime immensément plus despotique des
Soviets est moins facile à justifier. Dans un livre récemment
publié sur les Juifs en Russie pendant le 20ème siècle,
l'historienne juive née en Russie Sonya Margolina va jusqu'à
appeler le rôle des Juifs dans l'appui au régime bolchevik
: «le péché historique des Juifs». Elle montre,
par exemple, le rôle important des Juifs en tant que commandants
des camps de travail et des camps de concentration du Goulag soviétique,
et le rôle des communistes juifs dans la destruction systématique
des églises russes. Plus encore, continue-t-elle, «les Juifs
du monde entier soutenaient le pouvoir soviétique, et restaient
silencieux face à toute critique venant de l'opposition».
A la lumière de ces faits, Sonya Margolina fait une prédiction
impitoyable :
La participation exagérément
enthousiaste des Bolcheviks juifs à la subjugation et à la
destruction de la Russie est un péché qui sera vengé.
Le pouvoir soviétique sera confondu avec le pouvoir juif, et la
haine furieuse contre les Bolcheviks deviendra de la haine contre les Juifs.
Si le passé peut offrir un
enseignement, il est improbable que beaucoup de Russes désirent
la revanche que Sonya Margolina prophétise. De toute manière,
blâmer «les Juifs» pour les horreurs du communisme ne
semble pas plus justifiable que blâmer «les Blancs» pour
l'esclavage des Noirs, ou «les Allemands» pour la Seconde Guerre
Mondiale ou pour l'Holocauste.
Paroles de mauvais
augure
Nicolas et sa famille sont seulement
les mieux connues des innombrables victimes d'un régime qui proclama
ouvertement son but impitoyable. Quelques semaines après le massacre
de Ekaterinburg, le journal de l'Armée Rouge, alors en retraite,
déclara :
Sans merci, sans modération,
nous tuerons nos ennemis par centaines, par milliers, ils se noieront dans
leur propre sang. Pour le sang de Lénine et Uritsky il y aura des
flots de sang de la bourgeoisie -- encore plus de sang, le plus possible.
Grigori Zinoviev, parlant dans un
meeting communiste en septembre 1918, prononça effectivement une
sentence de mort pour dix millions d'êtres humains : «Nous
garderons avec nous 90 millions des 100 millions d'habitants de la Russie
soviétique. Et pour les autres, nous n'avons rien à leur
dire. Ils doivent être annihilés.»
Les «Vingt
Millions»
Tel qu'il a eu lieu, le coût
des
Soviets en vies humaines et en souffrances s'est révélé
beaucoup plus grand que ne le suggérait la rhétorique meurtrière
de Zinoviev. Rarement un régime aura pris la vie de tant de membres
de son propre peuple.
Citant de nouveaux documents du
KGB soviétique, l'historien Dmitri Volkogonov, chef d'une commission
parlementaire spéciale, conclut récemment que «de 1929
à 1952, vingt-et-un millions et demi de gens subirent la répression.
Parmi eux un tiers fut exécuté, les autres condamnés
à l'emprisonnement, où beaucoup moururent aussi.»
Olga Shatunovskaïa, membre
de la Commission soviétique du Contrôle du Parti, et dirigeant
une commission spéciale créée par le Premier Secrétaire
Kroutchev pendant les années 60, a conclu de manière similaire:
«Depuis le 1er janvier 1935 au 22 juin 1941, 19 840 000 ennemis du
peuple furent arrêtés. Parmi eux, sept millions furent exécutés
en prison, et une majorité des autres mourut dans les camps».
Ces chiffres furent aussi trouvés dans les papiers du membre du
Politburo Anastase Mikoyan.
Robert Conquest, le spécialiste
réputé de l'Histoire soviétique, résuma récemment
le cruel bilan de la «répression» soviétique
contre son propre peuple :
Il est difficile d'éviter
la conclusion que le chiffre des morts après 1934 fut bien supérieur
à dix millions. A cela il faut ajouter les victimes de la famine
[organisée par le régime] de 1930-1933, les déportations
de Koulaks, et des autres campagnes anti-paysans, se montant à dix
autres millions de plus. Le total est ainsi à la hauteur de ce que
les Russes appellent maintenant «Les Vingt Millions».
Quelques autres spécialistes
ont donné des estimations significativement plus hautes.
L'époque
tsariste en rétrospective
Avec l'effondrement dramatique
du régime soviétique, beaucoup de Russes jettent un regard
neuf et plus respectueux sur l'histoire de leur pays avant le communisme,
incluant l'époque du dernier empereur Romanov. Alors que les Soviétiques
-- ainsi que beaucoup d'Occidentaux -- ont décrit systématiquement
cette époque comme un temps de despotisme arbitraire, de cruel étouffement
et de pauvreté massive, la réalité est plutôt
différente. S'il est vrai que le pouvoir du Tsar était absolu,
que seule une petite minorité avait une influence politique significative,
et que la masse des habitants de l'Empire était formée de
paysans, il est utile de noter que pendant le règne de Nicolas II
les Russes avaient la liberté de la presse, de la religion, d'assemblée
et d'association, la protection de la propriété privée,
et des unions du travail libres. Des ennemis jurés du régime,
tels que Lénine, étaient traités avec une indulgence
remarquable.
Pendant les décennies antérieures
au déclenchement de la Première Guerre Mondiale, l'économie
russe était en pleine expansion. En fait, entre 1890 et 1913, c'était
celle qui avait la croissance la plus rapide dans le monde. De nouvelles
lignes ferroviaires furent ouvertes à une cadence annuelle double
de celle des années soviétiques. Entre 1900 et 1913, la production
de fer augmenta de 58%, alors que la production de charbon fit plus que
doubler. Les exportations de céréales russes nourrissaient
toute l'Europe. Finalement, les dernières décennies de la
Russie tsariste furent les témoins d'un magnifique épanouissement
de la vie culturelle.
Tout changea avec la Première
Guerre Mondiale, une catastrophe pas seulement pour la Russie, mais pour
tout l'Occident.
Sentiment monarchiste
En
dépit de (ou peut-être à cause de) la campagne officielle
implacable pendant toute l'époque soviétique pour faire disparaître
tout souvenir objectif des Romanov et de la Russie impériale, un
culte virtuel de vénération populaire pour Nicolas II s'est
développé en Russie pendant ces dernières années.
Des gens ont payé avec enthousiasme
l'équivalent de plusieurs heures de salaire pour acheter des portraits
de Nicolas II à des vendeurs de rue à Moscou, St-Petersbourg,
et autres villes russes. Son portrait figure maintenant dans d'innombrables
maisons et appartements russes. A la fin de 1990, la totalité des
200 000 copies d'une brochure de 30 pages sur les Romanov s'est vendue
très vite. Comme le dit un vendeur de rues : «Personnellement
j'ai vendu 4000 copies en un rien de temps. C'est comme une explosion nucléaire.
Les gens veulent vraiment savoir la vérité sur leur Tsar
et sa famille». Le sentiment pro-tsariste et les organisations monarchistes
ont fleuri à nouveau dans de nombreuses villes. [Photo : de gauche
à droite, les Grandes Duchesses Maria, Tatiana, Anastasia, Olga.
Cliquer sur la photo pour élargissement.]
Une enquête d'opinion conduite
en 1990 montra que trois citoyens soviétiques sur quatre considéraient
le meurtre du Tsar et de sa famille comme un crime méprisable. De
nombreux croyants russes orthodoxes considèrent Nicolas comme un
martyr. L'Eglise Orthodoxe en exil (indépendante) canonisa la famille
impériale en 1981, et l'Eglise Orthodoxe Russe basée à
Moscou a été sous la pression populaire pour prendre la même
mesure, en dépit de sa vieille répugnance à toucher
à ce tabou officiel. L'archevêque Russe Orthodoxe de Ekaterinburg
annonça en 1990 le projet de construire une grande église
sur le lieu des meurtres. «Le peuple aimait l'Empereur Nicolas»,
dit-il. «Sa mémoire vit avec le peuple, pas comme un saint
mais comme quelqu'un qui fut exécuté sans jugement, injustement,
en martyr de sa foi et de l'orthodoxie.»
Lors
du 75ème anniversaire du massacre (en juillet 1993), les Russes
se souvinrent de la vie, de la mort et de l'héritage de leur dernier
Empereur. A Ekaterinburg, où une grande croix blanche décorée
de fleurs marque maintenant l'endroit où la famille fut tuée,
des chants funèbres et des hymnes furent chantés, et des
prières furent dites pour les victimes. [Photo : la Grande Duchesse
Anastasia en 1917.]
Reflétant à la fois
le sentiment populaire et les nouvelles réalités socio-politiques,
le drapeau tricolore blanc, bleu et rouge fut adopté officiellement
en 1991, remplaçant le drapeau rouge soviétique. Et en 1993,
l'aigle impérial à deux têtes fut rétabli comme
emblème officiel de la nation, remplaçant la faucille et
le marteau soviétiques. Les villes qui avaient été
renommées pour honorer des figures communistes -- comme Leningrad,
Kouybichev, Frunze, Kalinin et Gorki -- ont repris leurs noms de l'époque
tsariste. Ekaterinburg, qui avait été renommée Sverdlovsk
par les communistes en 1924 en l'honneur du chef juif-communiste, reprit
en septembre 1991 son nom d'avant le communisme, qui honore l'impératrice
Catherine 1ère.
Signification
symbolique
Comparé aux millions d'être
humains qui furent mis à mort par les chefs soviétiques dans
les années qui suivirent, le meurtre de la famille des Romanov pourrait
sembler ne pas être d'une importance extraordinaire. Et cependant,
l'événement a une profonde signification symbolique. Comme
le dit judicieusement l'historien de l'Université de Harvard Richard
Pipes :
La manière dont
le massacre fut préparé et réalisé, d'abord
nié et ensuite justifié, a quelque chose d'unique dans son
caractère odieux, quelque chose qui le distingue radicalement des
actes précédents de régicide et qui le marque comme
un prélude aux meurtres de masse du 20ème siècle.
Un autre historien, Ivor Benson, caractérisa
le meurtre de la famille Romanov comme le symbole du destin tragique de
la Russie, et en fait, de tout l'Occident, dans ce siècle de détresse
et de conflit sans précédents.
Le meurtre du Tsar et de sa famille
est d'autant plus déplorable que quelqu'ait été son
échec en tant que monarque, Nicolas II était en tous points,
un homme personnellement bon, généreux, humain et honorable.
La place du massacre
dans l'Histoire
Le massacre de masse et le chaos
de la Première Guerre Mondiale, et les soulèvements révolutionnaires
qui balayèrent l'Europe en 1917-1918, mirent fin non seulement à
la vieille dynastie des Romanov en Russie, mais à un ordre social
continental tout entier. Fut balayée aussi bien la dynastie des
Hohenzollern en Allemagne, avec sa monarchie constitutionnelle stable,
que la vieille dynastie des Habsbourg en Autriche-Hongrie avec son empire
multinational en Europe centrale. Les Etats dominants en Europe ne partageaient
pas seulement les mêmes fondations chrétiennes et occidentales,
mais la plupart des monarques régnants du continent étaient
apparentés par le sang. Le Roi Georges d'Angleterre était,
par sa mère, un cousin au premier degré du Tsar Nicolas,
et par son père, un cousin au premier degré de l'Impératrice
Alexandra. L'Empereur d'Allemagne Guillaume était un cousin au premier
degré d'Alexandra, née allemande, et un cousin éloigné
de Nicolas.
Plus que pour les monarchies de
l'Europe occidentale, le Tsar de Russie symbolisait personnellement son
pays et sa nation. Ainsi, le meurtre du dernier empereur d'une dynastie
qui avait régné sur la Russie pendant trois siècles
ne présageait pas seulement les massacres de masses communistes
qui coûteraient tant de vies russes dans les décennies qui
suivirent, mais fut le symbole de l'effort communiste pour tuer l'âme
et l'esprit de la Russie elle-même.
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